Volume 63, 3, 2022 septembre - décembre
/ ÉRUDIT
Philippe Vienne
LES HUGHES À DRUMMONDVILLE, OU COMMENT ENTRER SUR LE TERRAIN
Cet article se propose de décrire les conditions d’enquête de terrain d’Everett Hughes et Helen Hughes MacGill à Drummondville pour la préparation de l’ouvrage French Canada in Transition (1943). Celles-ci ont peu été décrites ou commentées alors que la description des conditions d’enquête, notamment de la durée précise de celle-ci, serait aujourd’hui considérée comme fondamentale pour garantir la validité d’une telle enquête. L’ouvrage précité a fait l’objet, de la part d’Everett Hughes, d’une « histoire naturelle » (natural history) de sa recherche de longue durée sur le Canada français, mais il ne s’agissait pas d’une histoire du travail de terrain qui a conduit à l’ouvrage. Ce terrain est décrit ici à partir d’archives inédites éclairant en particulier l’entrée sur le terrain (getting in), les « ficelles » du terrain permettant la prise de contact avec les informateurs privilégiés, la définition de rôles précis pour les observateurs permettant aux habitants d’une communauté de « définir la situation » à leur égard, et le « marché » passé avec certains informateurs du monde industriel local en échange de la confidentialité sur le nom de la ville. « L’oeil » sociologique acéré du couple Hughes est également étudié dans la routine des observations et l’observation des routines locales.
Mots-clés : travail de terrain; conditions d’enquête; Drummondville; informateurs privilégiés; École de Chicago; Everett C. Hughes
David Carpentier et Félix Mathieu
LES REPRÉSENTATIONS DE L’INTERCULTURALISME À L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU QUÉBEC
L’interculturalisme n’ayant toujours pas été officialisé par l’intermédiaire d’une loi ou politique publique formelle et contraignante, comment les parlementaires québécois – mais aussi les intervenants avec qui ils dialoguent – se le représentent-ils dans leurs échanges à l’Assemblée nationale? Cet article se propose de répondre à cette question en réalisant une analyse de contenu critique qualitative et systématique des échanges portant sur l’interculturalisme à l’Assemblée nationale du Québec depuis l’apparition de cette notion en 1987 (33e législature) jusqu’à la portion de la 42e législature (2018-) qui précède l’ajournement des travaux au mois de mars 2020, en raison de la pandémie de COVID-19. En montrant l’existence de deux principales coalitions de discours, l’une qualifiée de libérale-pluraliste et l’autre de républicaine-moniste, cet article décortique les débats parlementaires en illustrant comment les acteurs associés à ces deux approches se représentent les fondements du modèle québécois en matière d’aménagement de la diversité, le rapport qu’il propose entre la culture majoritaire et les minorités ethnoculturelles, et ses objectifs présumés.
Mots-clés : interculturalisme; Québec; Assemblée nationale du Québec; coalitions de discours; débats parlementaires
Laurence Arrighi
DE L’ALPHABÉTISATION DES ADULTES À LA PROMOTION DE LA LECTURE ENFANTINE : ÉVOLUTION DES PRATIQUES EN LITTÉRATIE EN ACADIE
Dans le cadre d’une recherche sur les discours et représentations portant sur la question de l’alphabétisation en Acadie, j’ai noté à travers le temps plusieurs changements. L’un de ces changements les plus notables concerne les publics visés par les actions publicisées pour améliorer la littératie de la population. L’objectif de cet article est de mettre au jour l’évolution de ces discours dans leur participation à la construction d’une certaine réalité sociale. L’analyse, de type qualitative et interprétative, s’appuie sur des données recueillies dans le quotidien L’Acadie nouvelle dépouillé exhaustivement depuis sa création en 1984. Alors que la fin du siècle dernier est marquée par la publicisation d’actions visant des adultes qui peinent à trouver leur place dans un monde du travail demandant de plus en plus de compétences communicationnelles, à partir des années 2000, le thème de l’alphabétisation familiale cible un nouveau public, les jeunes et en particulier la petite enfance. Le foyer devient le lieu où tout se joue. Cela reflète une évolution plus large quant aux enjeux sociaux et économiques en matière de formation linguistique des populations. Cette étude montre que l’Acadie comme communauté linguistique minoritaire, pensée parfois sur les questions de langue comme singulière, est inscrite dans un mouvement plus large où l’acquisition de compétences en lecture-écriture des populations est un enjeu pour le développement économique des États.
Mots-clés : alphabétisation/littératie; politique publique; politique éducative; analyse de discours; médias; Acadie
Ashley Mayer-Thibault et Pierre-Luc Beauchesne
TRANSGRESSIONS ÉTUDIANTES ET CONFLITS DE PROXIMITÉ DANS LE QUARTIER MONTRÉALAIS DE MILTON-PARC
Le quartier montréalais de Milton-Parc, parfois appelé « ghetto McGill », est souvent associé au clivage entre deux populations coexistant dans un même espace, mais interagissant peu : il y a le Milton-Parc des riverains, composé des ménages qui y sont installés de longue date, et le Milton-Parc des étudiants sans cesse renouvelé par la succession des cohortes universitaires. Cet article revient sur un travail d’observation et d’entretiens mené dans le quartier en 2019. Face aux conflits de proximité suscités par les pratiques transgressives étudiantes (en particulier les débordements lors des fêtes et l’accumulation et le mauvais tri des ordures ménagères), nous proposons que les « normes pratiques » de la régulation se caractérisent par une tolérance relative face aux écarts des étudiants. Cette tolérance prend appui sur des représentations morales du quartier perçu comme zone proprement étudiante justifiant des formes de régulation adaptées aux styles de vie de cette population. Même s’il peut arriver que les riverains aient recours à la loi, cette tolérance relative et les modes de régulation qui en résultent reposent sur une tendance à l’indulgence pour des pratiques assimilées à la « culture étudiante » ou à la « jeunesse », à même de susciter des projections intergénérationnelles chez les riverains.
Mots-clés : Montréal; studentification; sociologie urbaine; espace public; conflits de proximité; Milton-Parc
Marie-Pierre Boucher
POUR UNE ÉDUCATION POPULAIRE À LA FISCALISATION DE LA PROTECTION SOCIALE
Dès la fin des années 1960, la protection sociale canadienne allait progressivement s’amalgamer au rapport d’impôt. Or cette tendance à la fiscalisation de la protection sociale semble encore mal connue des populations qu’elle vise. Dans une perspective d’analyse des politiques publiques « par et pour », nous avons élaboré un projet de recherche collaborative avec des intervenantes en placement de la main-d’oeuvre féminine. Mais celui-ci a confirmé les résistances à la compréhension de cette dynamique de fiscalisation. Dans cet article, nous allons présenter cette démarche de recherche et certains des outils mobilisés au cours de celle-ci. Nous allons ensuite remonter le fil de notre propre démarche de connaissances de la fiscalisation de la protection sociale à partir du projet d’allocation universelle, commencée il y a 25 ans. Ce faisant, nous souhaitons mettre en évidence comment ce projet qui suscite la mobilisation populaire pourrait conduire à alimenter une démarche d’éducation populaire sur la fiscalisation de la protection sociale.
Mots clés : politiques sociales fiscales; recherche collaborative; revenu de base; protection sociale
/ ÉRUDIT
Gilles Grenier
LANGUES UTILISÉES À LA MAISON ET AU TRAVAIL À MONTRÉAL PAR LES IMMIGRANTS ENTRE 2001 ET 2016 : PROGRÈS NOTOIRE, MAIS FRAGILE DU FRANÇAIS
Ce texte analyse l’évolution des langues utilisées à la maison et au travail dans la région métropolitaine de Montréal de 2001 à 2016. L’accent est mis sur les immigrants étant donné leur importance dans la croissance future de la population. On définit deux indices prenant des valeurs entre 0 et 100 : un indice d’intensité d’utilisation d’une langue officielle canadienne (le français ou l’anglais) à la maison et au travail; et un indice d’intensité d’utilisation du français par rapport à l’anglais lorsqu’une langue officielle canadienne est utilisée. Cette approche permet de simplifier l’information complexe contenue dans les réponses aux questions du recensement. Les immigrants en général utilisent moins le français à la maison et au travail que les non-immigrants. Cependant, ceux d’origines et de langues proches du français l’utilisent beaucoup plus que les autres. Il y a eu un progrès notoire dans l’utilisation du français à la maison et au travail chez les immigrants depuis 2001, principalement chez les immigrants récents, mais l’effet global est atténué à cause de la forte augmentation de la proportion d’immigrants dans la population. Dans l’ensemble, l’état du français est demeuré stable. Du moins à partir de ces données, il n’y a pas eu de recul, contrairement à ce qu’on entend souvent dire, mais la situation demeure fragile.
Mots-clés : langues utilisées à la maison; langues utilisées au travail; immigrants; Montréal; français
/ ÉRUDIT
Frédéric Parent
GUY ROCHER : LA FIN D’UNE SOCIOLOGIE GLOBALE?
NOTE CRITIQUE
Pierre Duchesne, Guy Rocher, tome II (1963-2021). Le sociologue du Québec, Montréal, Québec-Amérique, 2021.
Michel Paillé
EXAMEN CRITIQUE D’UNE PROJECTION DÉMOGRAPHIQUE DE CHARLES GAUDREAULT
Charles Gaudreault, « The impact of immigration on local ethnic groups’ demographic representativeness: The case study of ethnic French Canadians in Quebec », Nations and Nationalism, vol. 26, 4, 2020, p. 923-942.
À la suite d’une projection de l’évolution de la population québécoise d’origine ethnique française couvrant huit décennies (1971-2050), l’auteur examine plus particulièrement les résultats obtenus par M. Charles Gaudreault pour la période rétrospective 1971-2014. À partir de ce que nous connaissons sur notre passé démographique récent, concernant notamment l’immigration internationale et la fécondité, il s’avère que Charles Gaudreault a nettement surestimé (de près de 40 %) la croissance de la population immigrée, de ses enfants et de ses descendants, et sous-estimé (de près de 7 %) la majorité d’origine ethnique française. Mystifié par une « loi de puissance » qui ne tient nul compte de la structure par âge de la population, M. Gaudreault a cru faire la démonstration que le déclin des Canadiens français ne s’expliquerait que par une « immigration de masse ». À l’aide des projections démographiques de l’Institut de la statistique du Québec, l’auteur de cette note critique démontre qu’il n’en est rien, bien que par ailleurs notre fécondité demeure insuffisante pour assurer le remplacement des générations.
Mots-clés : projections démographiques; origine ethnique française; loi de puissance; immigration de masse; remplacement des générations