Les petites sociétés vues du Québec : études et chantiers

Volume 64, 2, 2023 mai - août

Articles

/ ÉRUDIT

Jean-François Laniel

Les petites sociétés vues du Québec : un paradigme sur mesure

Cet article d’introduction au numéro thématique intitulé « Les petites sociétés vues du Québec : études et chantiers », présente dans un premier temps quelques critiques du concept de petite société. Il retrace ensuite l’histoire québécoise de ce champ d’études et revient sur les autres concepts qui ont servi à décrire les caractéristiques d’ensemble de la société québécoise.
Enfin, il donne un aperçu des articles qui composent ce numéro en les mettant en relation avec les travaux sur les petites nations et les petits États, qui, tous deux, révèlent la conscience de soi de la petite société de même que ses moyens et ses besoins singuliers. Chemin faisant, cet article dessine les contours « subjectifs » et « objectifs » de la petite société.

Mots-clés : petite société; petite nation; petit État; société québécoise; comparaison; épistémologie

 

Kiyonobu Date

Les petites sociétés selon Shunsuke Tsurumi au prisme de son séjour à Montréal en 1979 et 1980

Cet article se penche sur le séjour montréalais de Shunsuke Tsurumi (1922-2015) sous l’angle des petites sociétés. Cet intellectuel japonais est venu donner des conférences à l’Université McGill à la veille du premier référendum sur la souveraineté-association du Québec de 1980. Ses conférences portaient sur l’histoire intellectuelle et culturelle du Japon, et ont abouti à la publication d’une histoire du Japon en deux volumes qui sera considérée comme l’une de ses œuvres majeures. Pourtant on n’a presque jamais porté attention au fait que son livre est issu de ce moment important de l’histoire du Québec. Si Tsurumi n’aborde pas de front la question nationale du Québec stricto sensu, cette réticence elle-même mérite d’être interrogée. Pacifiste convaincu et sympathisant anarchiste, notre auteur se méfiait du nationalisme étatique tout en valorisant le patriotisme. Sa position trouve un certain écho dans les débats sur la question nationale du Québec de l’époque. Tsurumi a par ailleurs échangé avec des Mohawks. Notre article dégage la pensée de Tsurumi sur les petites sociétés à partir de ces éléments contextuels.

Mots-clés : Shunsuke Tsurumi; référendum de 1980; études japonaises au Canada; Mohawks; « petites sociétés »

 

François-Olivier Dorais

Les retours d’Europe et d’Amérique comme figures heuristiques de la petite nation au Québec

Les expressions « retour d’Europe » et « retour d’Amérique » forment des personnages symboliques propres à l’histoire culturelle du Québec. Conséquence de l’intensification des relations universitaires entre le Québec et le reste du monde durant la première moitié du 20e siècle, elles désignent les étudiants canadiens francophones ayant séjourné sur le continent européen, surtout à Paris, ou encore aux États-Unis, sur ses campus, dans le cadre de voyages d’études, et qui sont par la suite revenus au pays. S’ils s’inscrivent dans l’espace, ces voyageurs lettrés s’inscrivent simultanément dans la culture et la hiérarchie sociale. Immergés dans l’intensité, l’abondance et la puissance – symbolique, culturelle et intellectuelle – des « grandes nations », ces étudiants se sont trouvés pris d’un malaise, sinon d’un vertige. C’est qu’en se mirant dans le miroir rapetissant des grandes villes et des institutions de haute culture, le retour d’Europe ou d’Amérique prend la mesure des lacunes et des insuffisances de sa culture d’appartenance dont la grandeur lui apparaît aussitôt inatteignable, sinon radicalement étrangère. Le choc, ressenti à l’aller comme au retour, se réfracte différemment dans les trajectoires, confinant tantôt au sentiment d’infériorité culturelle, tantôt au dégoût de soi, tantôt au désir de changement et d’amélioration. Dans cet article, nous nous proposons d’explorer les figures – comparables mais non assimilables – du retour d’Europe et du retour d’Amérique en tant qu’elles ont cristallisé, au Québec, un mode d’être au monde qui est caractéristique des nations dites « petites ». Par-delà les expériences
singulières qu’ils recouvrent, et dont nous livrons certains exemples, les « retours » s’appréhendent en effet comme des expériences subjectives et concrètes de la marge et de l’excentrement à travers lesquelles s’éprouve la réalité d’un arrimage souvent difficile, sinon parfois conflictuel, de la petite nation avec l’universel.

Mots-clés : histoire intellectuelle; université; migrations savantes; petite nation; 20e siècle; représentation de l’Europe; représentation des États-Unis

 

Jean-François Laniel

Le nationalisme éthique au Québec. La tradition politique méconnue d’une petite nation

Cet article retrace l’existence d’une forme récurrente du nationalisme québécois qu’il désigne sous le terme de « nationalisme éthique ». En effet, le nationalisme canadien-français puis québécois ne s’est pas seulement attaché au catholicisme comme marqueur de différence ethnique. Il n’a pas non plus écarté toute considération éthique en déployant un nationalisme autre que « moderne ». Au contraire, afin de se dire catholique, ce nationalisme a dû chercher au sein du catholicisme des justifications éthiques à son existence et même une inspiration pour ses projets de société et son idée du bien commun. L’auteur développe cette thèse en identifiant trois grandes périodes historiques, synchroniques et diachroniques, du milieu du 19e siècle à la deuxième moitié du 20e siècle, en présentant, pour chacune d’elles, la réflexion de quelques grandes figures intellectuelles.

Mots-clés : nationalisme; Québec; petite nation; histoire; politique; catholicisme

 

Stéphane Paquin

La paradiplomatie identitaire des petites nations non souveraines et les pièges du nationalisme méthodologique

Les politiques de construction et de renforcement de l’identité nationale constituent un objectif fondamental de tout entrepreneur identitaire qui œuvre au sein d’une petite nation non souveraine comme le Québec. Les petites nations non souveraines, caractérisées par un fort sentiment
national, sont susceptibles de s’aventurer sur l’échiquier international pour faire reconnaître la légitimité de leurs aspirations et pour trouver les ressources et le soutien qui leur manquent à l’intérieur de leurs frontières. Malgré cela, une grande partie de la littérature sur le sujet assimile toute action internationale des petites nations non souveraines à de la protodiplomatie, c’est-à-dire à des stratégies visant à favoriser la reconnaissance internationale d’une petite nation non souveraine qui cherche à faire sécession. Cet article clarifie les concepts de paradiplomatie identitaire et de protodiplomatie et met en garde contre les pièges du nationalisme méthodologique. Il démontre également que les actions internationales des petites nations non souveraines s’expriment généralement dans le registre de la paradiplomatie identitaire. Il s’appuie principalement sur le cas du Québec et fournit quelques éléments de comparaison.

Mots-clés : petites nations non souveraines; identité; nationalisme méthodologique; paradiplomatie identitaire; protodiplomatie; Québec comparé

 

Hubert Rioux

Entre vulnérabilité et adaptabilité : repenser l’interventionnisme financier du Québec en tant que « petite nation »

Il y a plus de 35 ans, le politologue américain Peter J. Katzenstein faisait remarquer que dans un contexte de transformations économiques et commerciales importantes, les « petits États » s’adaptent généralement en adoptant ou en peaufinant des politiques industrielles interventionnistes et des stratégies « néo-corporatistes » permettant une concertation importante entre les acteurs politiques, économiques et sociaux. Dans cet article, nous reprenons la thèse de Katzenstein en examinant le cas du Québec à travers le prisme d’un secteur particulièrement stratégique : celui de la finance entrepreneuriale. Nous évoquons d’abord la résurgence actuelle du « nationalisme économique » à l’échelle des pays industrialisés, ce qui nous permet de mieux saisir, dans un deuxième temps, ce qui caractérise dans ce contexte l’approche du Québec, axée sur son écosystème financier particulier et sur un modèle économique de type néo-corporatiste, en accord avec les logiques identifiées jadis par Katzenstein. Nous cherchons à expliquer en quoi la forte intervention de l’État québécois dans le secteur de la finance entrepreneuriale est liée aux vulnérabilités du Québec en tant que « petite nation » et, par conséquent, sous-tendue par un nationalisme économique induisant des préférences marquées pour la canalisation du capital vers des secteurs stratégiques, la sauvegarde de la propriété nationale des entreprises clés et plus récemment, l’autonomie industrielle.

Mots-clés : néo-corporatisme; interventionnisme; investissement; capital; développement; Québec; industrie; nationalisme

Alain Noël

Les petites nations et la redistribution

Peu de travaux ont porté sur la relation entre la taille des nations et la distribution des revenus, à l’exception de l’ouvrage pionnier de Peter
Katzenstein, Small States in World Markets (1985), qui démontrait que les petites nations européennes avaient une capacité supérieure de se concerter et de concilier la croissance économique et une généreuse protection sociale. Nous revisitons cette question pour les années récentes (1990-2019) et avec un plus grand nombre de cas (20 pays de l’OCDE), afin d’établir plus systématiquement la relation entre la taille d’une nation et la distribution des revenus. Nous démontrons que, toutes choses égales par ailleurs, les petites nations réussissent mieux à contrer les inégalités et la pauvreté, même quand on contrôle les facteurs habituellement associés à la redistribution, comme la représentation proportionnelle, l’ouverture commerciale, le pouvoir de la gauche et le type et la hauteur des dépenses sociales.

Mots-clés : taille des nations; redistribution; inégalités; concertation; État-providence; mondialisation

 

Charles Gaudreault

RÉPLIQUE_ Les Québécois d’ascendance française seront minoritaires d’ici le milieu du siècle – Réplique à Michel Paillé

Michel Paillé

CONTRE-RÉPLIQUE_Retour sur des projections selon l’origine ethnique. Une contre-réplique à M. Charles Gaudreault

Notes critiques

/ ÉRUDIT

Les « Indiens » et « Nous »

Jocelyn Létourneau

Comment arrimer ou concilier l’histoire des Autochtones et celle des Québécois dans un récit de synthèse ayant pour objet le passé du
Québec? Telle est la question qu’adressent Dorais et Nootens à une douzaine de collaborateurs, qui manquent toutefois de lui fournir une réponse concluante, faute de s’attaquer à trois problèmes sous-jacents : 1) Quelle place accorder aux Autochtones dans une histoire générale du Québec (à distinguer d’une histoire des Autochtones au sein de l’espace dit québécois)? 2) Comment accorder l’« épistémè autochtone » et l’« épistémè allochtone » dans un mode convergent de production des connaissances? 3) Québécois et Autochtones peuvent-ils échapper à leurs représentations réciproques pour s’offrir mutuellement des brèches de compréhension porteuses de réconciliation – au moins narrative? Optimiste (ou candide), l’auteur, à défaut de solutionner les problèmes laissés en suspens, suggère des pistes pour les amadouer.

Mots-clés : Premiers Peuples; Québécois; mise en récit du passé; conciliation narrative; histoire juste

 

Xavier Gélinas

Les affres de l’identité québécoise

Le questionnement autour de l’identité canadienne-française, puis québécoise est une constante de notre vie politique et littéraire. Deux récents essais, par Alexis Tétreault et Étienne-Alexandre Beauregard, s’y emploient à leur tour. Fondés sur l’histoire de même que sur l’actualité, ils proposent des diagnostics et des remèdes analogues.

Mots-clés : Canada français; identité; mythes; mythologie; nation; nationalisme; révolution tranquille; vulnérabilité

Notices biographiques

François-Olivier Dorais

François-Olivier Dorais est professeur agrégé à l’Université du Québec à Chicoutimi où il enseigne l’histoire du Québec et du Canada aux 19e et 20e siècles, l’histoire régionale et l’épistémologie historienne. Ses recherches se partagent entre l’histoire culturelle et intellectuelle au Québec, l’historiographie, l’histoire de la culture savante et l’histoire des francophonies minoritaires au Canada. Récemment, il a fait paraître sa seconde monographie intitulée L’école historique de Québec. Une histoire intellectuelle (Boréal, 2022). Il a également codirigé l’ouvrage Profession historienne? Les femmes dans la production et la diffusion du savoir historique au Canada français, XIXe-XXe siècles (Presses de l’Université Laval, 2023). M. Dorais est aussi codirecteur de la collection « Fabrique d’histoire » aux Presses de l’Université Laval.

Date Kiyonobu

Date Kiyonobu est professeur au Département des études aréales à l’Université de Tokyo (section française). Après avoir soutenu sa thèse de doctorat en 2007 à l’Université Lille-III (codirection avec l’EPHE) sur la morale laïque au 19e siècle en France (prix Auguste Comte), il a été maître de conférences à l’Université Sophia à Tokyo entre 2011 et 2019. À partir de la discipline des sciences religieuses, ses recherches portent sur les laïcités en France, au Québec et au Japon. Parmi ses travaux : La France contemporaine au prisme de la laïcité, Tokyo, Iwanami, 2018 [en japonais]; « Des mythes nationaux du Japon contemporain : Entre le besoin de démythification et de déconstruction », Bulletin of the Faculty of Foreign Studies, Sophia University, 53, 2019; « Trajectoire de la laïcité au Québec au miroir du Japon », dans David KOUSSENS, Jean-François LANIEL et Jean-Philippe PERREAULT (dir.), Étudier la religion au Québec. Regards d’ici et d’ailleurs, Québec, Presses de l’Université Laval, p. 505-522.

Jean-François Laniel

Jean-François Laniel est professeur adjoint au Département de sociologie de l’Université Laval. Il s’intéresse aux matrices, expressions et transformations politico-religieuses des sociétés modernes, tout particulièrement celles du Québec et des petites sociétés. Il est rédacteur en chef de la revue Studies in Religion/Sciences Religieuses, ainsi que directeur des collections « Religion et politique » et « Sciences religieuses » aux Presses de l’Université Laval. Parmi ses plus récentes publications : La laïcité du Québec au miroir de sa religiosité (codirigé avec Jean-Philippe PERREAULT, Québec, Presses de l’Université Laval, 2022), Le Québec et ses autrui significatifs (codirigé avec Joseph Yvon THÉRIAUT, Québec Amérique, 2021) et Les Petites Nations. Culture, politique et universalité (codirigé avec Joseph Yvon THÉRIAUT, Classiques Garnier, 2020).

Alain Noël

Alain Noël est professeur de science politique à l'Université de Montréal. Ses recherches portent sur les politiques sociales et sur le fédéralisme en perspective comparée et, plus largement, sur la politique au Canada et au Québec. Son dernier livre s’intitule Utopies provisoires. Essais de politique sociale (Montréal, Québec Amérique, 2019). Il est également coauteur, avec Jean-Philippe THÉRIEN, de La gauche et la droite. Un débat sans frontières (Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2010). En 2013-2014, Alain Noël était président de l’Association canadienne de science politique. Il est également membre de la Société royale du Canada (www.alainnoel.ca).

Stéphane Paquin

Stéphane Paquin est professeur titulaire à l’École nationale d’administration publique et directeur du Groupe d’études et de recherche sur l’international et le Québec (GÉRIQ). Il a rédigé, corédigé ou dirigé 35 livres ou numéros de revues scientifiques et publié plus d’une centaine d’articles sur l’économie politique internationale, sur la réforme de l’État et la social-démocratie, sur le nationalisme minoritaire et sur la politique internationale des États fédérés. Il a obtenu de nombreuses bourses prestigieuses, dont une Chaire de recherche du Canada en économie politique internationale et comparée et une Fulbright distinguished Chair à la State University of New York. Il a également été le président du comité local d’organisation du congrès mondial de sciences politiques qui s’est tenu à Montréal en 2014.

X. Hubert Rioux

X. Hubert Rioux est chercheur à l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) et chercheur associé au Groupe d’études et de recherches sur l’international et le Québec (GÉRIQ). Il est titulaire d’un doctorat en politiques publiques comparées de l’Université McMaster et a effectué un stage postdoctoral à l’École nationale d’administration publique. Ses recherches récentes portent sur les politiques industrielles et l’écosystème financier québécois. Il est l’auteur de plusieurs publications scientifiques et sa dernière monographie en date, Les États stratèges. Nationalisme économique et finance entrepreneuriale au Québec et en Écosse, est parue en février 2022 aux Presses de l’Université de Montréal.