Hors-série

D'une génération à l'autre. Itinéraires de sociologues du Québec

Articles

/ ÉRUDIT

Jean-François LANIEL et François-Olivier DORAIS

La quatrième génération de sociologues québécois : une sociologie spécialisée

INTRODUCTION

Il y a cinquante ans cette année paraissait le numéro spécial « La sociologie au Québec » sous la direction de Jean-Charles Falardeau. Deux questions présidaient à cette entreprise : « comment on fait des sociologues; ce qu’ont fait les sociologues » (Falardeau, 1974a, p. 133). Les sociologues du Québec de langue française furent invités à parler de sociologie : « celle qui les a inspirés; celle qu’ils ont faite; celle qu’ils ont voulu communiquer » (Ibid.). Pour l’occasion, environ 400 sociologues de formation ou de profession furent approchés; 34 d’entre eux relevèrent le défi de raconter leur itinéraire de sociologue et contribuer à documenter pour la postérité certains des enjeux, projets et profils d’une...

Jacques BEAUCHEMIN

Fragmentation de la société et émiettement de la sociologie : parcours d’un sociologue inquiet

ITINÉRAIRE

Qui êtes-vous? Comment en êtes-vous venu à la sociologie? Quelle formation avez-vous reçue? Quels sont les auteurs,
ouvrages ou figures qui vous ont marqué?
J’ai la chance que peu de gens de mon âge ont eue d’avoir su très tôt dans ma vie que je voulais devenir sociologue. Je me souviens par exemple d’avoir lu, encore adolescent, Le choc du futur d’Alvin ToffFFler à sa sortie en 1970, et La foule solitaire de David Riesman (Riesman, Glazer et Denney, 1950). J’étais loin de tout comprendre, mais j’étais attiré par ce genre d’analyses de la société dont j’allais découvrir bientôt qu’elles relevaient de la sociologie. Ma route était tracée. Déjà j’avais l’intuition, qui ne...

Gilles BOURQUE

L’État, la société, les macropouvoirs

ITINÉRAIRE

En 1969, la décision de créer un réseau public francophone qui devint l’Université du Québec répond à l’urgence de la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur. Après la création des polyvalentes et des cégeps, la formation de l’Université du Québec marqua l’aboutissement, dans le domaine de l’éducation, d’un processus beaucoup plus large d’implantation des institutions caractéristiques de l’État-providence...

Denys DELÂGE

Les sciences sociales pour écrire l’histoire

ITINÉRAIRE

Je suis originaire de l’est de Montréal, de Tétreaultville, un quartier d’ouvriers travaillant principalement dans les raffineries de Montréal-Est, à la construction navale (Vickers) et à celle de locomotives. Mon père était télégraphiste pour les trains du Canadian Pacific Railway (C. P. R.). Tout n’y était pas encore construit, laissant de vastes espaces pour des jardins potagers et, ici et là, pour des patinoires l’hiver. Il y avait, à proximité, la « cannerie » d’une famille d’une douzaine d’enfants, pour mettre les légumes en conserve; notre sous-sol servait aussi de cave froide. Nous avons également gardé des poules, lapins, faisans, pigeons, écureuils,...

Francine DESCARRIES

Itinéraire d’une sociologue féministe

ITINÉRAIRE

Née à Montréal dans les années 1940 d’une mère collaboratrice de son mari, relativement frustrée d’en être « la doublure1 » et d’un père pianiste compositeur2, j’ai dû abandonner tout projet d’études à l’âge de 16 ans à la mort de ce dernier et faire mon entrée sur le marché du travail en tant que secrétaire afin de permettre à mon frère3, fort talentueux par ailleurs, de poursuivre des études en médecine. Si cette situation venait saper dans l’immédiat toute ambition professionnelle, la différence de traitement subie...

Marcel FOURNIER

Marcel Fournier par lui-même : esquisse d’une auto-analyse

ITINÉRAIRE

Tout comme il y a une « illusion biographique », n’y a-t-il pas aussi une « illusion autobiographique »? Bourdieu a lui-même, à la fin de sa vie, esquissé sa propre auto-analyse (Bourdieu, 2004), donnant aux chercheurs le conseil de faire le même exercice. Il s’agit d’un exercice difficile, voire risqué. Bourdieu s’est engagé dans une double mise à l’épreuve : celle de la validité des concepts de sa propre théorie et celle de sa capacité d’objectivation. Comment réaliser une telle entreprise? Il s’agit de parler...

Nicole GAGNON

Autoportrait en ancêtre

ITINÉRAIRE

« Qui je suis? » Je ne me suis guère posé la question. Je suis sortie des études classiques avec une tête bien faite, tournée vers les idées claires et distinctes, mais sans projet ni perspective d’avenir. Je me suis inscrite en philosophie et en sciences sociales, puis option sociologie qui ne menait justement à rien. J’ai acquis une identité professionnelle à vingt-neuf ans : professeur au Département de sociologie de l’Université Laval. Au bout de mon âge, il m’est venu une image d’identité substantive : garde-chasse sur...

Madeleine GAUTHIER

Parcours typique ou atypique d’une sociologue de la jeunesse?

ITINÉRAIRE

Ce texte illustre le parcours plein de rebondissements d’une petite fille née en 1940 en milieu rural, aînée de cinq enfants, bercée par sa grand-mère. Au-delà de toute l’affection que j’ai reçue, j’ai gardé de ma petite enfance le souvenir d’un monde tourmenté qui me causait bien des cauchemars. Les adultes et la radio parlaient de la guerre en Europe mais il est arrivé qu’un soldat frappe à la porte de notre maison la nuit cherchant ce que papa appelait un déserteur. Il y avait aussi un régiment militaire qui passait régulièrement sous nos yeux…

Annick GERMAIN

La sociologie urbaine : une sociologie hybride, mais pragmatique

ITINÉRAIRE

De Bruxelles à Montréal : parcours d’une étudiante internationale
Mon parcours intellectuel, marqué par de nombreuses bifurcations, débute dans ma ville natale, Bruxelles, où je découvre très tôt la sociologie lors de mes études de candidature en sciences économiques et sociales aux Facultés Universitaires Saint-Louis, suivies d’une licence en sociologie à l’Université catholique de Louvain. Pendant ma licence, j’ai la chance de travailler comme assistante au Centre d’analyse pour le changement social, dirigé alors par Maurice Chaumont, très inspiré par la pensée d’Alain Touraine. Et comme plusieurs assistants du Centre, je fais quelques...

Fernand HARVEY

Mon parcours aller-retour de l’histoire à la sociologie

ITINÉRAIRE

Mon intérêt pour l’histoire sociale m’a amené à la sociologie après un long parcours académique. Je suis de la génération lyrique, ainsi qualifiée par François Ricard; une connotation que je préfère à la dénotation démographique de baby-boomer. Né à Montréal en 1943 dans le quartier de la Petite-Patrie, j’appartiens à cette génération qui a connu une fulgurante mobilité sociale en comparaison du niveau d’instruction de celle de ses parents. Ce fut, du reste, le cas de nombreuses familles canadiennes-françaises de l’après-guerre. Mon père et ma mère croyaient à la nécessité de l’instruction pour leurs trois enfants. C’était le seul héritage qu’ils...

Bruno JEAN

D’habitant à universitaire : le parcours d’un sociologue de la ruralité

ITINÉRAIRE

Qui êtes-vous? Comment en êtes-vous venu à la sociologie? Quelle formation avez-vous reçue? Quels sont les auteurs, ouvrages ou figures qui vous ont marqué?
Je suis originaire du Québec rural profond, deuxième enfant d’une famille de cultivateurs de onze enfants. Dans le rang où j’ai grandi, il y avait une douzaine de familles et il en reste seulement deux aujourd’hui. Il y avait aussi une école de rang avec une seule classe multiniveau de la première à la sixième année et notre maitresse d’école avait seulement une 10e année de scolarité. Cela ne m’a pas empêché, comme d’autres de cette école,...

Danielle JUTEAU et Félix L. DESLAURIERS

Danielle Juteau : un itinéraire sociologique

ITINÉRAIRE

Plusieurs appartenances, mouvantes et imbriquées, se sont succédé et se sont transformées au gré de mon périple1. La première, canadienne-française, franco-ontarienne, québécoise, puis québécoise d’ethnicité canadienne-française, se combine à la deuxième, fondée sur le sexe, pensé d’abord comme biologique, puis comme genre et finalement comme
sexe social.

Micheline LABELLE

Parcours intellectuel et cheminements sociopolitiques

ITINÉRAIRE

Un itinéraire personnel complexe
Je suis née à Montréal dans une famille ouverte sur le plan intellectuel et politique et qui se définissait comme « canadienne-française » avant que l’on adopte l’identité québécoise. Mon père, notaire de profession, gardait vive la mémoire ancestrale, celle des luttes historiques des Canadiens français et vivait fort mal la discrimination exercée contre eux par les anglophones. Cette situation était l’objet de constantes discussions. Ma mère, Annette Maillet, femme au foyer, provenait de la lignée des écrivaines Adrienne Maillet et Andrée Maillet. J’ai vécu l’époque où nos mères ne...

Diane LAMOUREUX

Une sociologue à la marge

ITINÉRAIRE

Je suis venue assez tard à la sociologie et je l’ai fréquentée par la bande puisque ma carrière universitaire s’est principalement déroulée dans des départements de science politique où je me suis consacrée à la philosophie politique. Mais la volonté de comprendre la société québécoise m’a amenée très tôt à lire Guy Rocher, Marcel Rioux et, plus tard, Fernand Dumont. Je me suis également intéressée au travail de Michel Freitag, principalement dans mes réflexions sur l’éducation, même si j’étais rebutée par le côté boy’s club de ce courant. Comme je m’intéressais au féminisme,...

Simon LANGLOIS

Mon parcours dans la recherche de savoirs fondés en sociologie

ITINÉRAIRE

Au cours de ma vie, j’ai participé à plusieurs ensembles sociaux fort différents. Je suis ce que mes collègues français appellent un « transclasse », ayant fait l’expérience de la mobilité sociale intergénérationnelle ascendante, autre manière de caractériser le cheminement personnel d’un individu connaissant de l’intérieur – et appréciant, je le souligne – des mondes sociaux fort différents. Petit-fils de cultivateur et né dans un milieu modeste et urbain (Montmagny), j’ai connu de l’intérieur la ferme familiale autosuffisante d’autrefois et le monde ouvrier par mon père peintre en bâtiments et mes oncles oeuvrant dans le secteur de la construction...

Céline LE BOURDAIS

Une sociologie marquée à l’aune de la démographie

ITINÉRAIRE

Je suis venue bien tardivement à la sociologie. En fait, rien ne m’y prédestinait. Mon parcours scolaire a été influencé par la commission Parent, mise sur pied par le gouvernement Lesage en 1961. En 1957, je suis entrée en première année à l’école Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours à Montréal, une école réservée aux filles et gérée par les soeurs de la Congrégation Notre-Dame. C’était bien avant que le rapport Parent ne recommande la création d’un ministère de l’Éducation, qui vit le jour en 1964 et donna à l’État la responsabilité de l’éducation jusque-là placée sous l’égide du clergé. On était en plein baby-boom et les écoles...

Raymond LEMIEUX

Raymond Lemieux, sociologue de la religion : un parcours migratoire parmi d’autres

ITINÉRAIRE

Empruntons à l’oeuvre de Fernand Dumont, Récit d’une émigration (1997), le leitmotiv de ce texte. En tout acte d’intelligence du monde, a fortiori quand il implique des outils sociologiques, le passage par un autre regard permet d’en déverrouiller les enfermements initiaux, d’élargir le champ de vision et de relativiser le point de vue. L’expérience première, disait déjà Bachelard (1970), est le premier obstacle épistémologique à la connaissance scientifique. Mais pour tenter ce regard éloigné
(Lévi-Strauss, 1983), il faut déjà que l’intelligence soit migrante, qu’elle...

Benoît LÉVESQUE

La sociologie : une seconde vocation pour la transformation sociale

ITINÉRAIRE

La sociologie, un choix tardif : une formation centrée sur les classiques
Après avoir terminé la septième année du cours primaire à une école de rang de Saint-Ulric (Matane), j’ai entrepris en 1953 des études de latin et sciences au Collège Saint-Viateur à Montréal1. Toutefois, c’est au collège de Matane que je termine les deux années de philosophie du cours classique2. Je commence des études en théologie en 1963. Ordonné prêtre en 1967, je suis alors affecté au collège de Matane comme professeur et responsable de la pastorale...

Gilles PRONOVOST

Un sociologue au pays du loisir

ITINÉRAIRE

Je dois ma vocation de chercheur à Paul R. Bélanger, professeur au Département de sociologie de l’Université Laval au moment de mes études de baccalauréat et de maîtrise entre 1966 et 1970. Il m’a fait confiance en m’engageant comme assistant de recherche. Je retiens aussi la grande autonomie qu’il m’a accordée. Il a scellé de façon décisive ma résolution d’entreprendre une carrière universitaire...

Céline SAINT-PIERRE

Être sociologue dans un Québec en constante évolution

ITINÉRAIRE

Mon itinéraire sociologique couvre six décennies d’une vie intellectuelle, professionnelle, engagée, et très active. Au cours de cette période, la société québécoise a connu de très grandes transformations cristallisées au départ dans la « Révolution tranquille ». La sociologie y a atteint sa maturité en tant que discipline scientifique et a connu une effervescence notable dans les universités québécoises, alors que le « métier » de sociologue y a trouvé sa légitimité comme profession (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1968)...

Guy SIOUI DURAND

L’équivoque oubli de société. De Huron à Wendat : la sociologie du maïs

ITINÉRAIRE

Enfant d’Aataentsic (Trigger, 1991), je suis un Wendat (Huron) issu du Nionwentsïo, le territoire ancestral. De la baie Georgienne à la forêt laurentienne en incluant les rives du Magtagoëk, le Grand Chemin qui marche, le fleuve. Entre Cap-Tourmente et Portneuf, entre les rives de la rivière Akiawenrahk et Wendake se trouve Stadaconé1, là où je vis. Né en 1952, de la lignée des Tsie8ei (Tsioui, Sioui) de la filiation matrilinéaire d’Élisabeth, membre du clan du Loup dans la Maison longue Akiawenrahk, je parle...

Joseph Yvon THÉRIAULT

Comment je suis devenu sociologue… du Québec

ITINÉRAIRE

Sur le chemin de la sociologie politique
J’avais 18 ans en 1968. J’étais étudiant dans un petit collège du nord du Nouveau-Brunswick. Nous étions environ 450 étudiants, y compris la nouvelle cohorte de filles récemment admises dans cette institution encore dirigée par les eudistes. Tout semblait nous éloigner du tumulte des mouvements étudiants des campus américains et de mai 68 en France. Ce n’est qu’après coup, avec les outils de la sociologie, que je compris combien ce tumulte nous avait marqués. Nous regardions aussi avec jalousie l’éveil du nationalisme québécois (le Parti québécois fut créé en...